Cher Journal

Les invisibles

27 avril 2020

Un jour, un peu à cause de la pression sociale et parce que ma libido me le réclamait, j’ai cédé une nouvelle fois aux sirènes des applications de rencontre. Si j’en parle si péjorativement, c’est qu’elles me dépriment pas mal.

Ma psy m’avait pourtant prévenue : « Ce qu’on ne vous dit pas à propos de ces sites de rencontres, c’est qu’ils ne conviennent pas à tout le monde. Pour certaines personnes, ces sites sont susceptibles de susciter des attentes qui ne pourront jamais être satisfaites et ainsi entraîner de grandes déceptions. Ce n’est pas parce que tout le monde le fait qu’il faut le faire. Protégez-vous. »

J’ai souvent repensé à ces mots et ça m’arrive encore parfois. C’était la première fois que j’entendais un discours différent sur le sujet. D’habitude, il y a ceux qui y croient : « Allez essaye encore, Julie a rencontré son mec comme ça » ou « Regarde Marie, elle se prend pas la tête, elle les enchaîne, demande-lui des conseils » et ceux qui n’y croient pas : « Tu sais, rien ne vaut la « vraie vie », tu devrais sortir plus souvent, faire ceci, faire cela », etc. Oui mais moi, je n’aime pas beaucoup sortir, j’aime être à la maison, mes rares sorties se déroulent généralement dans les appartements d’amis avec toujours les mêmes petits cercles de personnes pratiquement toutes casées et où les derniers arrivés sont souvent les nouveaux conjoints. C’est confortable, mais dans ce contexte, difficile de rencontrer de nouvelles personnes. C’est pourquoi, bien qu’interpellée par le discours de ma psy et même un peu soulagée, je ne peux m’empêcher de revenir aux sites de rencontre de temps en temps, ne voyant pas tellement d’autres moyens de rencontrer de nouvelles personnes (j’ai testé d’autres voies mais bof) et reconnaissante malgré tout de la facilité qui m’est offerte.

Mais les mots de ma psy, que je ne retranscris pas aussi bien que les originaux, ont clairement participé à faire évoluer ma vision sur ces applis et sur mon comportement. Je crois avoir compris ce qu’elle a voulu me dire : c’est une option, mais pas La solution. Désormais, je ne me force plus, ni pour faire plaisir aux autres, ni pour avoir des histoires à raconter, ni pour répondre au classique « et toi, les amours ? » dans les conversations réelles et virtuelles. On ne va pas se mentir, parfois j’espère fort qu’on va oublier de me poser la question ou que je vais trouver une pirouette pour passer mon tour. Quelquefois, ça marche, certains n’osent pas ou plus, comme si après tant d’années dépourvues d’histoire d’amour durable/valable à présenter, j’avais fini par perdre mes droits d’individu sexué, comme si je n’appartenais plus au groupe de personnes susceptibles de développer une relation romantique et/ou sexuelle. Le parallèle absurde que j’ai en tête, ce sont ces notifications de suppression qu’on reçoit par mail qui nous indiquent que, suite à notre inactivité de près de 12 mois, nos données vont être supprimées. Dans mon contexte, ça correspondrait à me signifier que, suite à une inactivité romantique ou sexuelle de plus de X mois, mon dossier d’individu « normal » est sur le point d’être supprimé, à moins que je n’effectue une action dans un délai défini pour l’en empêcher.

Franchement, c’est assez reposant. Ca me va bien qu’on arrête de me définir uniquement par mon sexe, comme si c’était le point le plus important de ma personnalité. Ca m’évite de me mettre la pression. Mais malheureusement, tout cela ne dure qu’un temps, les questions et réflexions finissent toujours par revenir, sous différentes formes, plus ou moins énervantes. Je suis plus forte qu’avant, je ne m’excuse pas d’être seule, pour autant je ne suis toujours pas complètement à l’aise avec l’impression de passer pour la bizarre de service.

Je disais donc que le temps et la thérapie aidant, j’ai pris pas mal de recul sur les sites de rencontre… Je n’aime toujours pas trop ça, le côté consommation notamment, mais je reconnais que ce sont des facilitateurs. J’ai délaissé les classiques Tinder, Adopte et compagnies pendant près d’un an, à l’exception d’Okcupid, pour lequel je n’ai jamais vraiment développé de dépendance, n’ayant pas installé l’appli sur mon téléphone, ce qui fait que j’oubliais parfois son existence. Cette coupure m’a fait un grand bien. Puis je suis revenue, comme on finit par revenir à l’UGC des halles parce qu’on ne peut pas nier que c’est pratique.

J’y suis retournée (sur Tinder) une première fois quand j’étais au Québec, parce que je voulais voir ce que ça donnait la drague là-bas, cependant j’habitais dans une toute petite ville, ce qui implique peu d’utilisateurs et donc peu de points de comparaison. J’ai quand même rencontré un gars, une aventure sans grand intérêt, néanmoins je suis contente d’être tombée sur un jeune homme très respectueux, ce qui a permis d’estomper le souvenir de mon précédent match français qui m’avait quelque peu traumatisée. C’est à cause de lui que je me suis mise en pause. C’est quand même fou le pouvoir des hommes sur moi. C’est lui qui me malmène et c’est moi qui me mets en retrait, pendant qu’il en malmène d’autres… Bref.

Pour en revenir à mes moutons, je décide donc de me remettre aux applis de rencontre en France, par la suite. Contre toute attente, je m’inscris, en plus de Tinder, sur Adopte un mec (AUM), site sur lequel je n’étais pas retournée depuis au moins 6, 7 ans, bref un bail. « Contre toute attente » parce que j’ai l’impression que ce site n’a plus vraiment la côte. Mais, une copine me vante ses mérites et les rencontres qu’elle y fait, du coup je me laisse tenter. Très vite, je suis un peu déçue, je vis en banlieue et je trouve la sélection très restreinte, répétitive. Ma copine me dit de mentir sur mon lieu de résidence, je le change pour voir et je ne sais pas si c’est l’effet « l’herbe est toujours plus verte ailleurs », mais je trouve la nouvelle version plus cool et diverse. Cependant, je n’ai pas envie de mentir sur mon code postal, alors je mets une note à ce sujet dans ma présentation. Seulement, je sais que la plupart des gens ne lisent pas les présentations, puis ça me gêne de commencer une relation par un mensonge. Durant quelques jours j’oscille entre les deux, j’hésite, pour finir par remettre ma vraie localisation. Ma visibilité en prend un coup.

Après quelques jours d’utilisation, je me rappelle pourquoi je n’aimais plus AUM, ce site qui prétend que les femmes ont le pouvoir alors qu’en réalité les hommes mènent la danse. Certains du moins. Les plus beaux/populaires sont sur-sollicités et circulent dans les paniers des unes et des autres, ils ont tellement le choix qu’ils ne prennent même pas la peine de répondre à 90% de leurs messages ou alors ils répondent en mode automatique, tel un chatbot. Puis, il y a ceux qui vous envoient des charmes à tout va, qui ont donc payé pour braver la règle selon laquelle les femmes sont les seules à pouvoir entamer la conversation, et que je range dans les catégories des désespérés, des impatients, des machos ++ et des invisibles. Parmi les invisibles, il y a les moches, les mecs de banlieues (souvent des banlieues qui ont mauvaise réputation, mais pas seulement, ça peut juste être parce que ce n’est pas desservi par le métro, que ça semble loin ou compliqué de s’y rendre) et les minorités qui, non contentes de devoir se farcir les fétichistes apprentis ou confirmés, doivent aussi lutter contre le phénomène d’invisibilité.

C’est la même chose pour les femmes, je l’ai appris à mes dépens. J’ai toujours cru que j’avais plus ou moins les mêmes chances de matchs et de transformation que les femmes de mon âge, diminuées d’une certaine marge due à ma grande taille qui a toujours repoussé beaucoup d’hommes, mais je n’avais pas envisagé que ma couleur de peau pouvait être source de rejet à grande échelle, comme si j’avais oublié que j’étais une minorité. Evidemment, je n’ai pas découvert le racisme avec internet, mais je n’imaginais pas qu’il pouvait être aussi décomplexé. Or, les applis de rencontre sont d’excellents révélateurs en la matière.

Prenons Okcupid par exemple, qui met l’accent sur la compatibilité, dont le taux est évalué à travers une série de questions portant sur divers sujets : politique, société, vie quotidienne, sexualité, etc. Parmi ces questions, figure la suivante : préfèreriez-vous « vivement » (le texte original en anglais dit « strongly ») sortir avec une personne de la même race/couleur de peau/origine que vous ? Le questionnaire OkCupid doit contenir des centaines de questions au moins, pourtant c’est une question très populaire car mise en avant par les développeurs, je suppose. Et j’ai été tellement surprise du nombre de mecs qui avaient répondu oui, et qui l’affichaient sans pression. Waouh, le choc. Y en a même qui osaient venir me parler malgré cette réponse, comme si j’étais là pour les divertir en attendant qu’ils trouvent la bonne. Y en a un qui m’a écrit un jour :  » Tiens une black (?!), j’ai jamais testé. » en tant que phrase d’accroche, donc pour entamer la conversation. Mais à quel moment tu te dis que c’est une bonne idée ?!

C’est marrant parce que je suis persuadée que ces hommes-là ne se considèrent pas racistes et sont certains d’être dans leur bon droit. A côté d’eux, tomber sur un fétichiste qui s’ignore semble parfois la meilleure option. En cela, je trouve la fréquentation des sites de rencontre pour la femme noire que je suis, particulière. Ca demande beaucoup de filtrage. Rien de grave, ça ne veut pas dire qu’aucune relation n’est possible et heureusement, ça réduit juste pas mal le champ et c’est bien de le savoir. A l’époque où je cherchais des avis et partages d’expériences sur les sites de rencontre, je n’ai jamais rien lu à ce sujet. Plus tard, je suis tombée sur une interview de Houda Benyamina, dans un épisode de La Poudre, sans le moindre lien avec les sites de rencontre. Elle y affirmait : « Tout le monde est raciste jusqu’à preuve du contraire ». Et depuis, tout s’est éclairé. J’ai trouvé tellement d’occasions de lui donner raison sur les réseaux et, plus largement, en dehors.

Quant à moi, il y a aussi des hommes que je n’envisage pas sur ces applis, arbitrairement : ceux qui n’affichent qu’une seule photo peu distinctive, les hommes qui indiquent leurs pseudonymes sur d’autres réseaux sociaux, ceux qui sont vraiment plus petits que moi (notons que c’est rare qu’ils veuillent de moi), les hommes qui n’affichent que des photos de groupes, ceux qui mettent tous les drapeaux des pays qu’ils ont visités, ceux qui indiquent une date limite de présence en ville (les touristes), les hommes qui jouent à fond la carte de l’exotisme, comme certains hommes noirs qui mettent plus en avant leur plastique et leurs performances sexuelles supposées que leur personnalité. Comment les blâmer ? Ils font ce qu’on attend d’eux, sans quoi ils risqueraient d’être invisibles.

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